En décembre 2011, dans l’anonymat, Raymond Debiève s’est éteint à l’hôpital d’Orange. Ce peintre a passé la majeure partie de sa vie en Provence entre Avignon et Rochegude. Cet artiste radical, cet esprit vagabond, reste méconnu car sans doute trop farouche face au marché de l’art. Il laisse une œuvre énorme qui reste à découvrir.
Né en 1931, à Sous-le-Bois près de Maubeuge, il est marqué par les lumières et les peines de la sidérurgie alors florissante au nord. Son père, ouvrier fondeur, est aussi militant. Ces empreintes sont à l’origine de l’attention sociale et des engagements ultérieurs de Raymond au coté de la classe ouvrière. La seconde guerre mondiale et particulièrement l’exode de mai 1940 par leurs horreurs laissent aussi des marques indélébiles dans la sensibilité aiguë de cet enfant. Sans doute, faut-il voir là l’origine de son horreur des animaux sacrifiés et des viandes.
En 1947, Raymond et son frère jumeau Michel entrent à l’école des Beaux Arts de Valenciennes. Leur professeur de peinture est Charles Bétrèmieux (1924-1997). Le fait le plus marquant et sans doute fondateur de ces années de formation est pour Raymond la rencontre de l’œuvre de Van Gogh. Cette révélation a lieu lors de la visite organisée par Charles Bétrèmieux pour ses étudiants à l’exposition de Mons. Vincent devient un référent éthique pour l’artiste et conforte, pour le reste de sa vie, son attention aux humbles et sa distance face aux influences des modes. Vincent, c’est aussi le nom qu’il donne plus tard à son fils unique.
Raymond et Michel font leur service militaire au camp de Royallieu. Dés son arrivée, Raymond ressent la lourdeur du lieu. Cherchant en savoir plus, il découvre par ses lectures, que c’est là que 40 000 personnes, dont Robert Desnos et André Verchuren(1), sont passées, avant d’être envoyées dans les camps de la mort nazis. Les deux jumeaux sont employés par l’autorité militaire pour réaliser un monument à la gloire des aérostiers. Raymond se blesse dans ce travail. Soigné dans un hôpital militaire parisien, il se retrouve parmi les blessés de la première guerre d’Indochine. C’est là qu’il assiste à un récital de Félix Leclerc, fait notable pour lui, qui a toujours eu besoin d’une présence musicale forte. À son retour à la caserne, il découvre que Michel a réalisé une maquette d’une sculpture destinée à perpétuer la mémoire de la déportation dans ce lieu. L’autorité militaire ne veut rien savoir et le projet reste lettre morte.
De retour à la vie civile, sur recommandation de Charles Bétrèmieux, Raymond et Michel entrent dans l’atelier du verrier Paul Ducatez(2) à Valenciennes, rue des Viviers. Nous sommes dans la période de reconstruction d’après la guerre et de nombreux monuments historiques, de nombreuses églises ont subi des dommages. Les vitraux à restaurer ou à refaire ne manquent pas. Les jumeaux découpent le verre, ils complètent leur apprentissage des métiers d’art. Paul Ducatez se souvient de leur grande virtuosité. Il précise qu’il s’est enrichi à leur contact, par leur présence, leur silence, leur qualité de dessins. Mais Raymond ne supporte pas ne pas être crédité pour les cartons qu’il réalise. Il quitte donc l’atelier. Pour Paul Ducatez, les frères Debiève sont de vrais artistes avec la part de folie que cela comporte, sans souci pour tout ce qui n’a pas de rapport avec leur création. Il raconte une anecdote révélatrice. À cette époque, les jumeaux sont accoutumés à prendre le train et au grand ébahissement des voyageurs, à profiter du temps disponible pour manier l’aiguille, pour avancer leurs tapisseries. Une de leur création dédiée à Sainte Hiltrude est achetée par les Bétrèmieux. Dans un entretien, Raymond évoque aussi sa participation à une tapisserie initiée par le peintre Pierre Bisiaux (1924-2005). À la même époque, son frère Michel collabore avec Sylviane Bétrèmieux à son atelier de céramiste. Cette ouverture et l’abbé Mériaux(3) permettent à Raymond de rencontrer les potiers qui sont à l’origine du retour de Sars Poteries sur la scène de la création.
La curiosité constante pour les dessins d’enfant est l’occasion de rencontrer Jeannette Martinoli. Directrice d’école maternelle à Maubeuge, touchée par l’intérêt des jumeaux, elle les invite à rencontrer les productions des élèves de sa classe. Cette proximité du monde imaginaire de l’enfance et ce savoir-faire sont sollicités par les organisateurs du congrès des Ecoles Maternelles à Lille en 1954. Raymond devient un compagnon de route du projet émancipateur et de pratique artistique de l’école maternelle française à cette époque. Il participe aux réunions du mouvement Freinet auquel Jeannette appartient. Leur mariage scelle cette symbiose. Leur vie à Avignon le révèle. Raymond installe son atelier dans une classe vacante de l’école que dirige son épouse. Les réunions du mouvement se terminent par une visite des dernières productions de l’artiste qui vend par ce biais de nombreuses pièces particulièrement de sa production de bijoux. Ce départ pour le sud-est de la France est un grand tournant. Il consacre la séparation des jumeaux qui partagent depuis l’enfance une égale conviction dans l’expression artistique. Raymond est attiré par cette lumière qu’il a d’abord rencontrée dans les tableaux de Van Gogh. Son frère et lui sont ensuite venus camper à Nyons pendant les vacances. C’est l’occasion de rencontres avec d’autres artistes et artisans. Par ailleurs les Bétrèmieux ont une résidence estivale en Drôme provençale.
Ce nouvel ancrage engendre toute une série de dessins et de toiles sur les paysages de Provence. Le Ventoux sert de toile de fond à des scènes de la vie rurale. Les potagers bordés de cyprès de la banlieue d’Avignon font aussi partie de ses paysages humbles. La famille devient un thème récurrent : Jeannette et Vincent sont le motif d’innombrables versions. Cependant on n’assiste pas à une explosion de la palette, analogue à celle de Van Gogh frappé d’illumination découvrant Arles. C’est pourtant au sud que Raymond Debiève connaît la maturité de ce dont il est porteur. Ogre des codes, des archétypes, des figures, des motifs, il trouve son territoire, son vocabulaire en mettant à profit une infinité de supports. Ironie de la vie, le séjour au sud va être le moment de revenir au nord par l’imagination créatrice. C’est un nord réel et d’abord intime, fait de souvenirs d’enfance : le coin de la cuisinière à charbon, le grand père, les jardins ouvriers, le poulailler, les murs de briques, les feux de la sidérurgie, les rues de Sous le Bois, l’estaminet, le chemin de fer, le canal, les péniches, l’oncle militant ouvrier, la tante et ses pigeons… Les voyages au nord dans les années soixante-dix vont susciter chez Raymond un intérêt pour la ruralité. Il va dessiner et peindre toute une série de pièces ayant pour sujet l’Avesnois : les fermes, les verts bocages, les villes fortifiées. Ces paysages intemporels sont peuplés de vaches, de poules et de chiens, de paysans et de vieilles vêtues de noir. Par moments, les personnages sortent de l’inconscient collectif lié aux enluminures, à la peinture flamande, au surréalisme : mousquetaires, baigneuses, gilles, carnaval, crosseurs, prostituées… Le traitement est variable. Encre, crayons gras, gouache, huile sont mobilisés pour cette poésie en images. Il faut aussi noter toute une série de dessins érotiques ayant cette vie rurale pour décor.
Pendant toute sa vie, y compris lors de son avant-dernier séjour à l’hôpital, Raymond Debiève a consacré son énergie et son temps à dessiner, à peindre ou à créer des objets en trois dimensions quand c’était possible. Il a toujours utilisé tout ce qu’il avait à portée de la main : cartons d’emballage, pages de magazine, professions de foi de candidats aux élections, pierres, fil de fer… Malgré l’époque qui a vu le triomphe de l’abstraction, il a affirmé un langage personnel fait d’une grande liberté formelle et concentré son art vers la représentation. Son intransigeance est ancienne et le fait résister à tous les diktats. Elle va générer de nombreux malentendus chez les observateurs superficiels de sa démarche. Chez ces gens avides de coller des étiquettes, sans doute pour mieux se rassurer, il faudrait rattacher l’oeuvre de Raymond à l’Art brut : contresens total. Lors de solides études aux Beaux arts, il manifeste déjà son attachement aux dessins d’enfants, ce qui lui vaut l’incompréhension de ses maitres et condisciples. Dans un dernier entretien, à l’hôpital de Valréas en Juillet 2011, Raymond Debiève revient avec conviction sur les grands moments qui ont marqué sa conscience d’artiste. Il réaffirme son intérêt majeur pour les dessins d’enfants et les arts primitifs et particulièrement les peintures de Lascaux : « Sans modèle, le bison représenté est vivant. C’est incroyable, c’est génial. Il y a des gens simples qui comprennent l’art ». Il cite ensuite Picasso pour son activité protéiforme et sa révolution esthétique. Cette référence active génère d’autres incompréhensions fondamentales. Raymond n’est pas un imitateur de Pablo. Pour lui aussi, ce qu’on a compris vous appartient et l’histoire de la représentation est un tout que l’on doit irriguer. Les formes, les grands thèmes, les tableaux emblématiques sont à revisiter. Picasso, Vélasquez, les peintres flamands, les miniatures de livres d’heure, l’atelier du peintre et son modèle, la mère à l’enfant, Le déjeuner sur l’herbe de Manet, La danse de Matisse sont des motifs de référence pour nombre de ses dessins et tableaux.
La production de Raymond Debiève est considérable. L’atelier de Rochegude et les réserves sont une mine. Je n’ai pu examiner qu’un quart des oeuvres : dessins, crayons, gouaches, huile sur toile, bois, carton, céramiques, livres artisanaux illustrant ou non des textes, quelquefois calligraphiés, collages, sculptures en pierre, en acier, bijoux, pièces en verre, tapisseries… Les formats sont très variés, de la miniature aux oeuvres gigantesques de plusieurs mètres. Aujourd’hui le destin de cette création reste problématique, malgré la volonté de son frère pour créer une fondation destinée à diffuser son œuvre. Il serait dommage que nos contemporains soient privés de l’apport d’un artiste authentique qui pose question par la multiplicité des formes qu’il a produites.
Pierre Devin
Taulignan, printemps 2012