BERNARD JOSEPH : MICHEL SÉMÉNIAKO - AUTOPORTRAITS NÉGOCIÉS

Michel Séméniako, Hôpital Psychiatrique de Saint-Dizier, 1984

Toute photographie résulte d’une tension entre le réel et le poétique. L’œuvre de Michel Séméniako explore depuis maintenant plusieurs années cette relation : sa pratique artistique s’appuie sur une « négociation » qu’il tient pour le noème (1) de la photographie.

La « négociation », selon Michel Séméniako, s’apparente à la mise en scène, à un ensemble de procédures de mise en place, de choix, d’arrangements par lesquels il explore, non exclusivement mais de préférence, les milieux de la marge sociale.

L’ « image négociée » est devenue chez Michel Séméniako le contenu de l’image, une recherche permanente de la production d’images, un échange entre le photographe et le sujet (vs objet). Dans ses « autoportraits négociés », il engage une recherche où le dialogue social conjugue éthique et esthétique. Michel Séméniako propose à un groupe donné de réaliser une série d’images le représentant, les membres du groupe sont associés à un travail de création à part entière.

Ainsi Michel Séméniako a-t-il mis au point, en 1983, ce concept d’images négociées pour produire, avec les patients de l’hôpital psychiatrique de Poissy une série de photographies. Il leur propose de réaliser leur autoportrait à l’aide d’objets et par là même de porter un regard sur les murs de l’institution. Sa démarche consiste à restituer par le médium photographique le regard des malades sur les choses, les lieux qu’ils habitent.

Il crée les conditions d’une véritable rencontre lors de laquelle, photographier c’est permettre à l’autre (ici le malade) de « devenir sujet de sa propre histoire », de dire « je » en homme libre et digne, en apprenant à regarder le monde qui l’entoure, à le transformer, le reconstruire. Michel Séméniako redonne ainsi sens aux valeurs d’égalité, d’engagement, de réciprocité interrogeant les rapports de pouvoirs.

L’engagement dans l’ « autoportrait négocié » est fort, il pose la question du rapport du sujet à l’autre, aux autres, il permet à l’individu de s’engager dans la photographie, de faire l’expérience du travail, de la durée, de la trace, de la monstration, du public destinataire.

Fort de cette expérience à Poissy, Michel Séméniako entreprend un projet négocié avec les patients de l’hôpital psychiatrique de Saint Dizier et parallèlement, cette fois-ci il mènera sa démarche dans le quartier du Vert Bois, quartier populaire aux nombreux logements sociaux. Ce sont là des enfants et aussi des adolescents internes du lycée technique qui seront les protagonistes.

A chaque fois, la proposition de devenir co-auteur d’une image émane bien entendu de Michel Séméniako qui amène son savoir-faire, sa sensibilité, son expérience d’artiste. Les participants qui s’engagent mettent en jeu leur vécu, leur imaginaire.

Michel Séméniako est l’acteur premier de la négociation, c’est lui qui définit les contraintes (esthétiques) de la démarche :

– travail en couleur et / ou en noir et blanc

– prise de vue de jour et / ou de nuit

– éclairage naturel ou artificiel

– présence du corps ou non

– juxtaposition ou diptyque ou encore double exposition

Cependant le point fort de la pratique de la photographie négociée n’est pas son appareillage mais l’ensemble des paris humanistes qui la sous-tendent : le « tous créateurs » (2) la dimension de l’égalité, le rapport à l’autre, au différent, la construction permanente de soi par et avec l’autre mais aussi face à cet autre.

Les autoportraits produits au cours des différents ateliers prennent à contre-pied le nombrilisme, l’exhibition en vogue chez de nombreux photographes contemporains peu authentiques.

Michel Séméniako invente une autre manière de photographier qui repose sur une auto-socio-construction. Il redonne du sens aux valeurs d’égalité, d’engagement, de réciprocité, interrogeant les rapports de pouvoirs.

Michel Séméniako propose la création d’autoportraits négociés à de nombreux photographes (3) avec les adhérents du Club Méditerranée. Chaque artiste proposant un dispositif personnel de négociation.

L’intérêt de Michel Sérnéniako pour des êtres de frontières et de marges se poursuit en 1985 avec le projet des « mobs » de Torcy, il travaille avec des jeunes qui bricolent des mobylettes dans le cadre d’une MJC de l’agglomération de Marne la Vallée.

Les photos sont prises la nuit avec un gros matériel fixe, Michel Séméniako leur fait travailler l’éclairage à la lampe de poche, nécessitant un long de temps de pose. La négociation porte sur la scène à créer : choix des lieux, présence, attitude des personnages, intégration de la mobylette. Les participants-sujets sont invités à s’impliquer dans la production de l’image. Le résultat est une véritable création d’autoportrait(s) en prise avec la réalité sociale et à l’opposé d’une mise en scène esthétisante et théâtralisante.

L’atelier de Michel Séméniako nécessite en permanence affinement, transformation, adaptation. Il met en place le « projet réseaux » à Niort avec la Maison pour tous en 1995. L’objectif est d’impliquer les sujets dans la réalisation de leur roman autobiographique, familial et social par le biais de la photographie. Dans une société qui oscille entre un discours fataliste sur la solitude, l’individualisme, le repli sur soi ou l’exclusion et une apologie de la convivialité moderne sur internet. A l’heure des réseaux immatériels des technologies de communication, les sens (visuels, auditifs …) semblent appartenir au passé. « Traiter l’individu comme un clone, entièrement fabriqué par des techniques de reproductions génétiques ou comme un point sur un réseau pouvant communiquer avec n’importe quel autre »point » du réseau, revient à exclure l’individu en chair et en os, celui qui désire, aime, prend plaisir ou peine, plus sûrement encore que ne le fait l’exclusion sociale ».(4) Pour Michel Séméniako, il s’agissait, à travers un travail photographique, de faire émerger un réseau de communication sensible avec des acteurs présents à leur lieu de vie. Trois types d’images ont été réalisées par chacun des participants :

– un autoportrait conçu à l’intérieur d’un pseudo Photomaton, constitué par un camion muni d’un siège réglable, d’un miroir à fibre optique sur des flexibles articulés permettant à chacun de créer sa propre lumière. « Je communiquais avec les participants à travers ce miroir, me contentant de leur préciser leur attitude, leurs mouvements, le temps de pose étant toujours de huit secondes. Cette séance était ponctuée de prises de vues au Polaroïd permettant d’affiner la négociation avant la prise de vue finale sur film couleur. »(5);

– un objet, désigné par le participant, pour lequel il avait un attachement particulier, que Michel Séméniako photographiait à sa manière en toute indépendance. « Cette image venait compléter le portrait comme une projection du sujet sur le monde extérieur. »(6);

– une série d’images réalisées par la personne. « Je lui remettais un appareil photo jetable équipé d’une ficelle de 1,20 m (distance minimale de netteté mais aussi symbole d’un lien) et je lui demandais de photographier son entourage (amis, famille, voisins, collègues, etc.)

En 1999 Michel Séméniako répond à une commande EDF (Serre Ponçon, Le Havre, Vitry, Avignon…) avec un dispositif proche du précédent : les employés réalisent un autoportrait sur lequel se superpose une autre image, celle d’un objet représentatif de leur activité professionnelle. C’est à la fois l’imaginaire du sujet et l’imaginaire plus collectif des symboles qui travaillent le monde mental du sujet-créateur, qui nourrissent le système signifiant dans lequel il s’exprime.(7)

En 2002, les jeunes filles d’une classe de seconde, section arts plastiques, travaillent sur l’autoportrait, l’identité et le patrimoine. Chacune réalise son autoportrait en noir et blanc à l’aide du camion- labo déjà utilisé à Niort. Puis l’élève choisit un détail architectural de la cathédrale de Bourges, qui est photographié par Michel Séméniako dans une ambiance colorée dont la dominante est choisie par les élèves. Les deux photographies seront montées en diptyques révélant des autoportraits complexes, sensibles parce que l’atelier a permis de prendre en compte les sujets dans leur globalité, de mettre en jeu leur imaginaire, de les faire entrer dans une recherche véritable au croisement des formes et des concepts.

En 2004, Michel Séméniako travaillera avec des enfants, pour construire des autoportraits en lien avec leurs jardins imaginaires.

Au lycée Romain Rolland d’Ivry sur Seine, Michel Séméniako rencontre une douzaine d’élèves de terminale option arts plastiques ; il envisage de faire réaliser des diptyques : un autoportrait associé à l’image d’un objet apporté par le sujet. Les autoportraits sont réalisés à l’aide d’une cabine fermée dans laquelle un tabouret est disposé face à un miroir et entouré de fibres optiques flexibles réglables. L’élève peut ainsi contrôler son expression et construire son éclairage, en choisir les couleurs.

Par la suite Michel Séméniako expérimentera encore des autoportraits d’adolescents avec leurs objets fétiches. C’est cette piste qu’il creusera encore, en 2009 – 2010 avec des détenus de la prison de la Santé (pour réaliser un portrait « en creux », chacun met en scène dans sa cellule, ses objets familiers.)

A Château-Thierry, le Centre Pénitentiaire accueille des détenus de longues peines en difficultés psychiques, plusieurs d’entre eux font des photographies de l’établissement puis réalisent leur autoportrait négocié avec des objets.

Les ateliers de Michel Séméniako font entrer des participants sans compétences particulières dans la création. Sa démarche nous amène à penser l’acte éducatif et l’acte créateur autrement : quels rôles, quelle place pour le sujet, le groupe ? Quel est intérêt des contraintes ? Que faire des modèles ? Quel engagement des créateurs face au monde contemporain ?

Michel Séméniako, par sa pratique de la « négociation » envisage à l’instar de Gianni Rodari, « la création non pas pour que tout le monde devienne artiste mais pour que personne ne reste esclave. »

Bernard Joseph, Sommaing sur Ecaillon, le 13 avril 2017

(1) Roland Barthes, La Chambre claire, Cahier du cinéma, Gallimard /Seuil, 1980
(2) Sur le parti-pris du « Tous capables » et du « Tous créateurs » voir en particulier : Dialogue n° 80, Tous créateurs ; Dialogue n° 109, Tous capables, quel travail ! (revue du Groupe Français d’Education Nouvelle)
(3) John Batho, Daniel Besson, Catherine Brebel, Christian Caujolle, Didier Coquatrix, Thibaut Cuisset, Pierre-Olivier Deschamps, Marie-Jésus Diaz, Alain Fleig, Thierry Girard, Guy Hersant, Xavier Lambours, Marc Pataut, Michel Séméniako, Jean Luc Tingaud ont animé un atelier.
(4) Michel Séméniako, « Images négociées, projets réseaux » in Vies entre vues, Hors-série / Culture Proximité, Niort, 1995.
(5) Ibid
(6) Ibid
(7) Anne Cauquelin, « Michel Séméniako, Images négociées, projets réseaux. Autoportraits du Niortais avec le photographe. » Arp éditions, 1996

Retour en haut