AUTOPORTRAIT, BERNARD PLOSSU

Bernard Plossu n’est pas de ces photographes pour qui la sphère intime est un domaine réservé, privé. Il pense la vie, la poésie sans frontière, comme les nuages. Il y a de l’intime dans le regard sur le monde, il y a du monde dans l’intime, c’est patent dès Le voyage mexicain (1965). Bernard Plossu n’a cessé de photographier sa famille, ses amis. Ses autoportraits classiques ne sont pas légion. Une quinzaine pour une activité photographique de près de quarante ans indiquent bien une absence de narcissisme. Ce dernier réalisé en 2002 est une construction extrêmement élaborée. Il pose question non par rapport aux visages et l’âme mais par rapport à l’identité artistique.

Au départ, il y a un hasard, un accident qui fait qu’un film se soit retrouvé collé à un morceau de planche de contact. Bernard Plossu a gardé cet assemblage dans une enveloppe avec l’idée d’un possible recyclage et développement ultérieurs. Depuis 1979, une série de trois collages, que l’auteur appelle « Hommage à Braque », ont vu le jour. Ce dernier assemblage a d’abord été photographié dans cette perspective. Il a été ensuite pris en main à la lumière du jardin et a conquis son statut d’autoportrait.

Éléments photographiques matriciels
Le film révélé, la planche de contact sont les matériaux de base avec lesquels le photographe vit des heures longues et le « froid » de la reconnaissance. Rien à voir avec l’exaltation, la vivacité, le « chaud » de la prise de vue. À partir du prélèvement, il faut sortir, par filtrages successifs et quelquefois lents, la trace de sa gangue. Pour exister, elle doit conquérir enfin son statut de forme que l’on peut proposer au regard des autres. C’est ainsi que Le voyage mexicain (1965) ne sera publié qu’en 1979. Au-delà de ces éléments de base du dispositif de production photographique, ce qui est également convoqué ici, c’est la notion d’accident productif que le poète est capable de détecter et de mettre en valeur. La mise en valeur, c’est aussi la manière de cadrer. La grande feuille blanche et l’enveloppe qui la surligne captent la lumière et dégagent l’objet du fouillis de l’environnement. La présence de la main de l’auteur, la zone de netteté participent à la focalisation de l’attention. Le regardeur voit comme voit le photographe à travers son viseur. Esprit, main, objet, la boucle est bouclée.
Références plastiques
Cet autoportrait est une reconnaissance de la beauté du hasard, d’un collage spontané et le témoignage d’une culture profonde des arts visuels du XXe siècle, particulièrement ici, surréaliste et cubiste. Sens de la beauté « convulsive » qui n’a rien à voir avec la beauté décorative d’un Matisse par exemple[1]. Une autre référence est à chercher du côté de l’avant-garde soviétique et particulièrement dans les maquettes d’architectures de Tatline ou de Malevitch. Sens de la beauté à partir du rien ou du presque rien du recyclage, de la récupération, pratique aussi d’artistes contemporains dont Patrick Sainton, un ami proche de Bernard Plossu.
La douleur

Le film est une surface sensible, aussi sensible qu’une peau. Son origine biologique ne peut être niée. Les blessures, les accidents de la gélatine sont nombreux et participent de la vie du photographe. C’est le prix à payer à cette forme analogique d’enregistrement des traces. La silice du numérique ne suggère, elle, aucune douleur. Signe des temps, efficience maximum, ce qui n’est pas immédiatement productif est jeté à la poubelle. Il n’y a pas les mêmes adhérences à la vie, mais juste retour des choses, ces accidents peuvent être générateurs de rebondissements non programmables.

Bernard Plossu est hâtivement considéré par un certain nombre de « critiques » incultes comme photographe léger. C’est vrai qu’il ne photographie pas la misère du monde. C’est vrai aussi que son esthétique, très cinématographique par certains égards est loin de la mode et des canons actuels du métissage de la photographie avec les arts plastiques à la mode. Pour lui, la beauté est ce qui peut donner sens à la vie. La poétique est sa politique.

Cet autoportrait est un manifeste, au plan personnel, au plan artistique. Une photographie est aussi une construction intellectuelle. Le photographe qui travaille l’atelier de l’instant qui court, crée par sa capacité à isoler visuellement et à se faire rencontrer des éléments épars, insignifiants jusqu’alors. Il est dans sa démarche avant même un quelconque enregistrement. Le dispositif photographique ne se résume pas à l’ouvrage terminé : le tirage et puis ensuite l’exposition ou le livre.

« Jamais un coup de dé n’abolira le hasard ».

Bernard Plossu dans cet autoportrait de la maturité présente une démarche analogue à celle de Man Ray dans Self portrait, une autobiographie consistante, qui convoque ses engagements, ses valeurs, ses choix. L’autoportrait d’un artiste est sans doute aussi productif du côté de la réflexion sur ce qui est à l’œuvre, et sur ce qui fait œuvre.

Pierre Devin

[1] « Ma vie a été transformée par l’expressionnisme allemand : là, j’ai trouvé la force de l’expression, la non-beauté magistrale ». Lettre de Bernard Plossu à l’auteur.

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