Sans résistance, ni rétention, Willy Ronis a accepté cet entretien, qu’il a nourri avec grande clarté et précision. Cela permet de mettre à jour une composante importante de sa démarche. Bien sûr, un livre sur ce thème est paru en 1996, chez Fata Morgana, et un film « Willy Ronis, autoportrait d’un photographe » par Michel Toutain et Georges Chatain sorti récemment, évoque cette pratique. Mais jusqu’à présent, Willy Ronis n’a jamais été sollicité pour participer à une exposition ou à une réflexion sur ce théme.
Né en 1910, fils de photographe, Willy Ronis a pratiqué très tôt l’autoportrait. À 16 ans, dès qu’il a reçu de son père un appareil photographique, il a mis à contribution les accessoires : le pied et le retardateur, petit boîtier séparé, doté d’un système d’horlogerie. Il a produit ainsi le premier autoportrait d’une longue série qui s’étoffera tout au long de la production du photographe. Aujourd’hui sur la table, il y en a soixante-dix qui subsistent et qui ont triomphé des instances de sélection pour aboutir à un tirage. Il s’agit donc d’une pratique précoce, régulière, constante, durable. Les mobiles, dès le départ, sont très variables. Willy Ronis confesse un certain narcissisme du temps de son adolescence. Très souvent, le photographe profite de l’autoportrait pour expérimenter le matériel : c’est le cas du premier en 1926. On retrouve cela dans celui de 1932, il s’agit alors de tester des surfaces sensibles. En 1976, faisant un cours sur le calotype, Willy Ronis propose un objet pédagogique autour de cette technique. C’est un autoportrait réalisé à la chambre 4×5 inches. En 1978, il expérimente sur cet espace infime, le photographe au travail sur ses films et planches de contact un matériel improbable dans cette utilisation : le panoramique à balayage (type Horizon) avec cadrage vertical. La pratique de l’autoportrait permet de sortir des sentiers battus de l’usage classique d’un matériel et autorise l’expérimentation de détournements. Il n’y a pas d’enjeux, commercial ou social, pas d’urgence. Cette question du temps nécessaire est plus profonde qu’il n’y parait. En particulier dans le domaine du portrait, Willy Ronis pointe le peu de temps qu’autorisent les sujets, comme une des difficultés qui l’a freiné dans cette pratique. L’autre est sa timidité : l’idée de déranger, d’hésiter. Cela est encore présent lors du dernier portrait réalisé : celui d’Isabelle Huppert, à la demande de l’actrice. L’un comme l’autre se confesse leur trac. Il semble bien que le dispositif du portrait n’ait jamais permis à Willy Ronis de se sentir totalement libéré. Il accorde beaucoup d’importance au regard de l’autre. Et le regard est dirigé sur l’objectif dans la majorité des portraits qu’il a réalisés. Il y a dans le portrait, des désirs qui s’entrechoquent. Celui du modèle, celui du photographe.
Pour lui, dans la photographie de modèle nue, ces contradictions n’existent pas. Le seul désir, c’est que le photographe soit satisfait du résultat. Par ailleurs, le modèle est très souvent demandeur. Le regard n’est pas présent. Le dispositif peut être circonstanciel comme dans le « Nu provençal » (1949), l’instant a été capturé en quelques secondes, en quatre prises sur le négatif. Le dispositif peut être plus lent sans que le modèle ou le photographe ne soit gêné, compte tenu de tout ce qui précède. En fait, c’est un excès de sensibilité qui rend la pratique du portrait problématique. L’autoportrait semble passionnant aussi, parce qu’il fait jouer à la photographie son rôle irremplaçable : enregistrer le passage du temps sur un espace. Très vite, Willy Ronis perçoit les modifications de son visage. Cela l’intéresse jusqu’à cette période récente, qu’il situe vers 1995, où il a l’impression qu’il n’y a plus vraiment de modification. Cette pratique est aussi l’occasion de réaffirmer qu’il n’y a pas de séparation entre vie et travail, et qu’il n’y a pas de contradiction avec la démarche humaniste qu’il revendique.
L’autoportrait n’est pas une pratique honteuse. Il conçoit que d’autres photographes ne l’assument pas bien, faute de demande sociale et artistique, à cause aussi de la gêne du caractère très réaliste de l’autoportrait photographique. Très rapidement Willy Ronis a surmonté ces questions, en particulier à cause de sa culture picturale. Très jeune, il fréquente les maîtres hollandais au musée du Louvre et il s’aperçoit que l’autoportrait est monnaie courante en peinture, qu’il n’y a pas de tabou.
Ses commentaires sur un autoportrait nu, sont aussi très éclairants, loin de pudibonderie. Il n’a pas été sélectionné parce qu’il reste anecdotique et prosaïque. Il n’y a pas cet agencement qui intéresse l’auteur, agencement qu’il souligne dans un autoportrait à Leningrad dans un hôtel. Grimper sur un escabeau permet, tout à coup, de susciter un rapport intéressant entre l’intérieur, l’autoportrait et l’extérieur : la Néva, la circulation sur les quais.
Outre sa similitude de situation, moment de latence, dans un lieu étranger, Willy Ronis revient sur un autre autoportrait dans un couloir d’hôtel à Berlin-Est, en 1967. La construction est cadencée comme une cantate de Bach. La mise en abyme, les portes se succèdent, deviennent pour l’auteur une marche vers l’infini, construction frontale assez analogue à celle de la photographie prise dans la région des mines de Lens en 1951, où deux petits poucets s’avancent sur une route bordée de maisons ouvrières, avec comme ligne d’horizon les chevalements On voit donc à travers ces exemples, que ce qui est déclencheur, c’est l’agencement visuel, qui soudain se propose au regard du photographe, agencement qui est consubstantiel à la décision de réaliser cette prise de vue, et de la forme qu’elle suggère, avant même toute intellection.
L’agilité du corps comme médiateur, mais aussi comme présence dans le cas de l’autoportrait, est primordiale. On comprend donc le retrait de la photographie, et aussi donc de l’autoportrait, lorsque les forces physiques déclinent et ne permettent plus une parfaite vigilance discrète, dans ce qui est un regard sur le regard, et l’essai de créer une forme à partir de l’instant.
Éthique et esthétique
L’évocation de la pratique [1] de Roman Opalka, provoque une double réaction véhémente. Faire de sa vie, le centre de la préoccupation artistique paraît à Willy Ronis d’une autosuffisance extrême. Par ailleurs, le concept lui semble plus de l’ordre de la posture que de l’enracinement vital, et n’est intéressant que pour celui qui le pratique. Dessiner jusqu’à la mort, jusqu’à ce que le fusain tombe littéralement des mains, que l’on voit que les forces de l’artiste peu à peu le quittent, et que cela s’inscrive dans la forme même du dessin, auraient davantage de pertinence.
Cette fin d’entretien permet à Willy Ronis de revenir sur son éthique et son esthétique, qu’il pratique l’autoportrait ou non. Au-delà même des préventions, ce qui compte dans le choix d’une photographie, c’est sa qualité.
« Mon travail est beaucoup plus un travail de sensibilité et d’émotion qu’un travail intellectuel. Je me suis jamais considéré comme un intellectuel, je ne manie pas les idées, les concepts… comme les fins analystes au phénomène humain. Ma photographie a une première lecture claire. Je n’ai jamais cherché à atteindre immédiatement la deuxième lecture. Pour moi, la photographie n’est pas un tremplin pour des réflexions profondes. S’il y a une deuxième lecture, c’est de surcroît. Je ne veux pas me montrer autre que je suis. Je ne me suis jamais senti jaloux de ne pas pratiquer certaines formes, je suis en paix avec moi-même. »
Cet entretien est aussi l’occasion de réaffirmer que sa position est davantage humaniste qu’altruiste, même si son premier engagement de photographe indépendant a été de photographier le 14 juillet 1936, et de rendre ainsi un visage à la classe ouvrière, à une époque où la haine de classe roulait bon train. Il suffit de se rappeler le mépris et l’injure des nantis, à l’égard des « salopards » qui venaient piétiner à l’occasion des premiers congés payés un territoire qui leur était jusque-là réservé : la villégiature, la mer, la plage.
Les référents esthétiques de Willy Ronis lui ont permis d’assumer sa position face à l’autoportrait et de dépasser le questionnement élémentaire sur un supposé exhibitionnisme de la pratique. L’histoire de la peinture est remplie d’autoportraits. Par contre, chez ses deux contemporains, la question est davantage problématique : Cartier-Bresson dit qu’il n’a jamais fait d’autoportrait, ce qui n’est pas exact. Pour Robert Doisneau, Willy Ronis, qui fut son collègue d’agence, affirme qu’il n’a jamais vu un autoportrait même si l’auteur du « Baiser de l’hôtel de ville » déclare : « Toutes mes photographies sont des autoportraits ». Il partage d’ailleurs cette idée : « C’est ce que dit tout photographe à peu près conscient de ce qu’il fait. Toute photographie est revendiquée comme prolongement de sa personne, de ce qu’on a dans la tête. »
Enfin, une autre composante forte émerge de ce parcours, c’est la notion de dispositif. La photographie selon Willy Ronis est le résultat d’un agencement « circonstanciel ». Il veut dire par là que le visible s’impose au photographe. Son corps joue un rôle déterminant au cœur du dispositif, et plus particulièrement dans la réalisation de la photographie. Il faut que l’énergie de son corps permette au photographe de tirer le meilleur parti, en termes de cadre, de distance de ce qu’il perçoit, de ce que le réel lui offre. Son corps est aussi le principal outil du photographe.
Note : Ce texte est le produit d’un entretien entre Willy Ronis, Bernard Joseph et Pierre Devin, en octobre 2003.
[1] L’autoportrait journalier et la peinture d’une progression de nombres qui doivent se poursuivre jusqu’à la mort.