L’oligarchie, pour poursuivre son oppression, a besoin de stigmatiser et si nécessaire de criminaliser une partie du peuple. Les esclaves, les paysans, les ouvriers, les noirs, les juifs, les arabes, les émigrés, les habitants des périphéries, les réfugiés ont ou ont eu ce rôle d’exutoire et de bouc émissaire. « L’ennemi, c’est le peuple qui demande sa liberté dans sa ville, qui proclame l’idée, qui revendique un droit » écrit Pierre Denis à propos de la Commune en 1871. Vu des beaux quartiers, le prolétaire est une figure liée à la barbarie, à l’animalité et assimilée à la pègre. Cette stigmatisation s’articule aussi sur le fait que plus du tiers des ménages ouvriers vivent alors en concubinage. Cette pratique est fruit de la misère, mais aussi de l’anticléricalisme et de la contestation de l’ordre bourgeois. En dépit de l’idéologie dominante, Nadar, le photographe, est un des rares intellectuels ou artistes à dénoncer l’abomination de la répression du peuple de Paris : les Versaillais exécutent entre 20 000 et 35 000 personnes. 40 000 autres sont emprisonnées ou déportées.

Depuis deux siècles, la littérature a cependant donné une plus grande visibilité aux bas-fonds[1] et a ainsi permis de rattacher les misérables[2] à la famille humaine.  Le cinéma n’est pas resté en reste dans l’exploration des périphéries sociales. « Los Olvidados/ enfants aimants et mal aimés/assassins, adolescents/assassinés… ». Après la sortie du film en 1950, le poète Jacques Prévert rend ainsi hommage à Luis Bunuel en pointant le fait que la violence des opprimés répond à la violence imposée par les oppresseurs. En 1955, Pier Paolo Pasolini dans Ragazzi di vita montre le rebut de la société, les marginaux, comme des personnes libres, survivantes d’un monde disparu, hors de la modernité et de sa corruption. Accatone, le premier film de Pasolini en 1962 reprend le même thème.

La photographie va aussi contribuer à donner un visage au peuple de l’abîme[3]. A l’instar de Jack London qui s’immerge six mois dans l’East End de Londres pour écrire son reportage sur le prolétariat anglais, des photographes vont se pencher avec l’esprit explorateur sur un monde socialement distant. Comme nombre de surréalistes, Henri Cartier-Bresson partage certaines idées communistes. Il tente de montrer la condition de vie ou plutôt de survie des plus démunis. Dans cette période qui précède la deuxième guerre mondiale, il conçoit la photographie comme arme de classe pour servir les intérêts des exploités contre les exploitants. Bernard Plossu, en 1970, quatre ans après l’anthologique voyage mexicain, retourne à Mexico[4]. Lui aussi a été marqué par Los olvidados. Il passe des semaines à photographier la misère derrière l’exotisme : « J’avais besoin de communiquer la vérité sur ce que je voyais devant mes yeux, tel quel. » Cet essai sera publié seulement quarante ans plus tard.

Heridas, par les conditions et le temps de sa production, est un objet d’un type très différent de l’essai classique. Composite par les formes mêmes qui le constituent, la photographie s’adjoint ici l’aide de la vidéo. C’est un lent voyage intérieur, un voyage initiatique résultat d’une amitié. Alfredo Srur transgresse l’apartheid. Il franchit le mur de l’exclusion sociale construit face au peuple des bidonvilles. Voilà quinze ans qu’il fréquente Carlos, un voleur qui a passé plus du tiers de sa vie en prison. Sans père, l’enfant très jeune doit gagner sa vie, user d’expédients pour survivre. A l’âge de treize ans, il entre en maison de correction. Le vol pour Carlos est un acte politique et ne se pratique qu’envers les couches sociales supérieures. Il est sans doute un des derniers à avoir cette éthique et ce code hérité de la génération précédente pour qui il était impensable de voler un travailleur et de tuer. Malgré ces marques au fer rouge et le rôle mortifère de la police, Carlos cherche à changer sa vie. Cette reconstruction passe aussi par une famille et un réseau amical unis et solidaires.

L’approche d’Alfredo est celle d’un photographe qui fonctionne comme un écrivain public, c’est à dire à disposition du peuple dans sa disponible proximité. Comme le souligne Guillevic l’être humain est un globule qui vit des échanges du milieu qu’il traverse. Cette qualité lui permet de donner une figure à l’inenvisageable. L’éthique devient esthétique. L’auteur quitte la perspective de l’essai photographique et de sa justification documentaire, pour passer à celle du roman de formation. Autour des critères de justice, liberté, violence, il s’agit de considérer le monde à l’heure d’une fracture anthropologique sans précédent. Ces q vit une société brutaliséeet la onnu directement la dictature et s répression uestions travaillent une jeune génération qui n’a pas connu la dictature et la répression atroce, mais qui vit une société marquée par la violence d’état et brutalisée par la loi d’airain du libéralisme. Avec Heridas, Alfredo contribue à actualiser, les œuvre de Josue de Castro[5] et d’Eduardo Galeano[6]. Il n’y a certes plus de dictatures militaires en Amérique latine. Mais la démocratie cosmétique ne remet pas en cause la ségrégation sociale, partout à l’œuvre dans ce monde globalisé. L’humiliation et la répression en sont le ressort essentiel. Elles génèrent la peur et la rage.

Ce qui me touche, en tant que citoyen du monde, dans Heridas, c’est la dénonciation du massacre des innocents. Il ne s’agit pas de lamentation humanitaire si courante dans la société du spectacle. Face à un monde perturbé, Heridas convoque la responsabilité humaine sur le champ de l’image, du témoignage, de la conscience de soi et de l’autre. Alfredo Srur mène cette élucidation humaniste quant aux racines du mal social tout en se réinventant et se reconstruisant. Chemin intéressant dans un monde où tout est fait pour renforcer l’individualisme, l’intolérance, l’obscurantisme, le fanatisme.

Pierre Devin
Taulignan, septembre 2016

1 Les bas fonds Maxime Gorki 1902, Renoir 1936, Kurosawa 1957.
2 Les misérables Victor Hugo 1862 et une série impressionnante d’adaptations cinématographiques.
3 Le peuple de l’abîme Jack London 1903.
Le voyage mexicain 1979, Le retour à Mexico 2011.
5 Géopolitique de la faim, 1951.
6 Les veines ouvertes de l’Amérique latine, 1971