I Fenêtre-miroir

Les deux figures fondatrices qui marquent les origines de la photographie sont la fenêtre et le miroir.

La première photographie à Saint-Loup de Varennes vers 1827, est réalisée par Nicephore Niepce à travers l’embrasure de la fenêtre de la propriété du Gras. Le boulevard du Temple, le grouillant boulevard du crime des Enfants du Paradis, est aussi photographié, vers 1838, par Daguerre depuis une fenêtre, en plein jour, en pleine affluence, seul est enregistré le bourgeois immobile qui se fait cirer les chaussures. A ses débuts, la photographie est incapable de prendre en compte le mouvement. La tranquillité de l’intérieur, le surplomb permettait ainsi une approche confortable de l’extérieur du monde. Il est vrai que la longueur des temps de pose incitait à rendre l’attente la plus confortable possible.

Peut-être, est-ce la même lenteur du dispositif d’enregistrement qui incite l’opérateur à se prendre lui-même pour sujet, à utiliser donc la photographie comme miroir. Il était sans doute plus pratique pour l’opérateur de se mettre en scène lui-même que de vaincre les réticences d’un « modèle » face à une machinerie nouvelle, réticences aggravées par la longueur du temps de pose et l’obligation de garder le corps dans une rigidité cadavérique. Position qui ne fait que renforcer le malaise qui consiste à se placer sous un regard et son prolongement, l’objectif, et en même temps immobilité qui oblige à garder une contenance. Balzac formulera cette résistance en indiquant que la photographie est prédatrice et enlève au sujet photographié une partie de lui-même. Les réticences sont aggravées par la longueur du temps de pose et l’obligation de garder le corps dans une rigidité cadavérique, à laquelle participeront des mentonnières et autres appuis-tête, instruments fort peu sympathiques et au demeurant effacés par la retouche sur le cliché définitif. Mais la contenance humaine n’est jamais vide. Au-delà, la question qu’elle recèle c’est la difficulté à se sentir soi-même, à se penser. Dans « l’autoportrait en noyé » de 1840, Hippolyte Bayard répond magistralement à toute une série de questions : pratiques, théoriques, politiques. Magistralement, parce que la forme permet une réponse raccourcie, concentrée. Seul, l’aspect politique, l’injustice qui voit récompenser le procédé de Daguerre au détriment du sien, l’incite à écrire une légende. La photographie ne peut tout. En même temps, cette légende participe au « mentir vrai ». La légende 1 mais aussi la nudité, l’abandon du corps connotent l’idée de mort. Par ailleurs, la construction de l’image, cette longue plage claire et oblique du corps nu et du linceul, qui attire le regard produit une sidération pour le regardeur. Sidération renforcée par le regard qui parcourt ensuite les plages sombres. Le chapeau, la petite sculpture participent de la théatralisation de cette scène. Ce sont des accessoires qui rattachent à une vie qui vient de s’arrêter, mais de la vie qui continue au-delà de la mort.

Pratiquement, Hippolyte Bayard a résolu la question des contradictions de la pose et du modèle. L’abandon, les yeux fermés face à l’objectif est plus confortable que la pose, yeux fixés sur l’objectif dans une immobilité absolue. La difficulté, qu’ont les vivants qui bougent tout le temps, à être enregistrés par la photographie à cette époque renforce la fiction : seul un mort peut être photographié dans cette posture d’abandon de cette manière impeccable, sans image fantôme, sans flou, sans disparition.

II « Je est un autre »

Les figures de la fenêtre et du miroir fondent bien la double démarche du photographe dès les origines : l’ouverture sur le monde, le retour sur soi. La photographie est un regard sur le regard. Dans ce sens, ce qui est derrière les paupières est aussi important que ce qui est devant. Tout devient autoportrait. Il ne s’agit pas de nombrilisme, d’égocentrisme, car en effet les meilleurs opérateurs découvrent très vite que « Je est un autre ».

Revenons à Hippolyte Bayard et à « l’autoportrait en noyé ». Il transforme son aventure personnelle en leçons. Son corps est le point géométrique de ces leçons. C’est d’abord une leçon politique. Savoir faire est bien, mais dans ce monde, ce qui compte c’est faire savoir. Daguerre est plus habile, a plus le sens du pouvoir et de la communication. Il triomphe dans l’immédiat avec un procédé photographique sans lendemain, puisque monotype. Mais sublime revanche, grâce à la qualité de « l’autoportrait en noyé », premier autoportrait, et à ses qualités formelles, Bayard s’est finalement imposé et a retrouvé toute sa place à commencer dans toutes les encyclopédies dédiées à la photographie.

C’est aussi une leçon éthique et esthétique. Toute image est une construction, une fiction. Ces mains qui sont halées par le soleil ne sont pas en train de se décomposer. Il ne faut pas se fier aux indices et à l’effet de réel. La légende naturellement participe fortement de la création de fiction. A partir d’une image polysémique, le texte oriente l’imaginaire. D’autres indices, le chapeau, la statuette figurent dans d’autres natures mortes. Pour qui connaît le contexte, les autres photographies de l’auteur, des accessoires sont bien les signes de la mise en scène.

Le miroir photographique utilisé par Bayard pour produire un autoportrait est bien loin d’être narcissique. Il s’agit bien d’un être qui postule à autre chose que lui-même.

III Autoportrait, autobiographie et société du spectacle

Tous les photographes, à un moment ou un autre ont pratiqué l’autoportrait, certains à la faveur d’une rencontre fortuite avec leur reflet, leur ombre. D’autres ont pratiqué le travestissement, tentant d’incorporer d’autres personnalités. Leurs travaux sont sériels. D’autres encore s’interrogent régulièrement, simplement, au-delà des simples apparences autobiographiques, sur l’espèce humaine.

Après la grande leçon de choses humaines et photographiques d’Hippolyte Bayard, on doit regarder l’autoportrait comme un masque traditionnel, avec tout ce qu’il cache, mais surtout ce qu’il révèle.

Dans une société du spectacle, donc extravertie, il existe une difficulté à se penser, à se sentir soi-même. La jachère intérieure aussi empêche de se penser solidaire.

La question des racines, lancinante dans un monde qui évolue très vite, et où toutes les populations sont en migrance, est ustensilisée par les intégrismes ou le marché culturel. Intégrisme qui ferme la porte à la culture, au dialogue, à la circulation entre intérieur et extérieur. Le marché culturel, lui joue sur le sensationnalisme de la mise à nue et monte au pinacle des œuvrettes autobiographiques, qu’en d’autres temps on laissait dormir dans les journaux intimes des adolescents. Intégrisme et marché n’apportent que de faux-semblants à une inquiétude liée à la fragmentation de la vie. Comment repenser son intégrité face à tout ce qui est senti comme menaces : question de l’origine, insécurité du  futur, culte de la violence, surveillance et auto surveillance… ?

Comment se poser de vraies questions par rapport à l’universel, au monde à partir d’un destin particulier qui à tort ou à raison se sent menacé ? En fait dans les pays du nord, seule une partie de la population est touchée dans sa chair. L’autre partie redoute de tomber dans la même ornière. La solidarité humaine n’existe plus. Elle est déléguée. Toute l’organisation de la société fait qu’au lieu de parler, de communiquer, des écrans, qui n’ont rien d’humain, ont remplacé le forum.

Face à ces enjeux, notre proposition est une lecture polyphonique, pluridisciplinaire et forcément incomplète. Notre approche ne se bornera pas aux cas artistiques les plus emblématiques et ressassés. Par exemple, l’autoportrait, l’autobiographie sont employés dans une perspective d’auto-analyse lors d’ateliers d’expressions artistiques. Le maître mot sera le retour sur soi, pour mieux dialoguer, pour être davantage réceptif aux questions, en particulier celles que pose l’œuvre d’art.

1 Hippolyte Bayard, Autoportrait en noyé, octobre 1840, épreuve positive directe, Société française de Photographie, Paris.

« Le cadavre du monsieur que vous voyez ci-derrière est celui de M. Bayard, inventeur du procédé dont vous allez voir les merveilleux résultats. A ma connaissance, il y a à peu près trois ans que cet ingénieux et infatigable chercheur s’occupait des perfectionnements de son invention.

L’Académie, le roi et tous ceux qui ont vu ses dessins, que lui trouvait imparfaits, les ont admirés comme vous les admirez en ce moment. Cela lui a fait beaucoup d’honneur et ne lui a pas valu un liard. Le gouvernement, qui avait beaucoup trop donné à M. Daguerre, a dit ne pouvoir rien faire pour M. Bayard et le malheureux s’est noyé. Oh ! Instabilité des choses humaines ! Les artistes, les savants, les journaux se sont occupés de lui pendant longtemps et aujourd’hui qu’il y a plusieurs jours qu’il est exposé à la morgue, personne ne l’a encore reconnu, ni réclamé. Messieurs et Dames, passons à d’autres, de crainte que votre odorat ne soit affecté, car la tête du monsieur et ses mains commencent à pourrir, comme vous pouvez le remarquer ».

Pierre Devin, 2002